Par Toutatis, tu te souviens de ces images dans Astérix, album "Le domaine des Dieux", représentant deux Romaines faisant leurs courses au village gaulois, et s’extasiant bruyamment devant l’artisanat local (des glaives, des menhirs) sous l’oeil courroucé d’Abraracourcix, le chef ?
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Tu te souviens ?
Maintenant, imagine. C’est un soir d’hiver. Il y a réunion à l’école, à 7 km. La voiture fait ramassage des parents du village. Dans la cour d’une ferme se dresse une vieille pompe à essence magnifique, années 50, à tomber. Quand l’agricultrice rejoint la banquette arrière, je m’extasie bruyamment, telle la Romaine dans Astérix.
Quelque chose comme : "Elle est superbe, cette pompe ! J’adore ! Elle est là pour quoi ?"
La réponse tombe, un peu glacée : "Ben, c’est la pompe pour le tracteur."
La honte me submerge, heureusement, il fait nuit.
Page 33, "Le domaine des Dieux" ; une Romaine fardée désigne le menhir porté par Obélix et lance à son mari : "Oh, regarde, chéri ! Ca ferait bien dans l’atrium !".
On appellera donc ça "le syndrôme du menhir". Ca, le coup de la pompe, je veux dire. Cette propension à regarder ma campagne avec des yeux de brocanteuse, de folkloriste, de collectionneuse, d’entomologiste.
Avec un peu de chance, ce n’est pas forcément de MA faute. C’est le milieu qui voudrait ça. Un historien local me dit ceci : "Dans les petits villages, le passé n’est jamais loin, on y reste relié. La secrétaire de mairie s’occupe d’identifier les vieilles concessions au cimetière... Rien n’est révolu."
Et de fait. A travers mes deux boulots locaux (un livre avec le photographe venu d’ailleurs, une publication réalisée avec des chômeurs désinsérés), je suis amenée à compulser des vieilles cartes postales, des archives, à rencontrer des vieux qui restituent leur vie, même si ce n’est pas l’objet direct des projets en question. Et le problème, c’est que j’adore ça.
Evidemment, je vivrais dans un paysage péri-urbain parsemé de lotissements-dortoirs en raquette de tennis et de cadres moyens qui le soir se claquemurent, on n’en serait pas là. Mais non. Ici, c’est la longère, le tracteur qui cahote sur la route, le pré joli avec le vieux cheval qui s’empiffre, le châtelain qui restaure son manoir avec dévotion, l’exaltation du cidre de terroir, et tout.
Alors forcément... la nostalgie te guette. Ou, disons, la fabrication du passé. Le goût du DECOR. Un peu comme les bobos de Belleville célèbrent les vieux troquets en formica.
J’ai conservé un article du Monde, un truc formidable signé du sociologue Henri-Pierre Jeudy, paru au moment des Journées du Patrimoine, en septembre 2008.
Voyez plutôt.
Titre : "Le succès des Journées du patrimoine mêle amour sentimental du passé et angoisse de l’avenir."
Début de la tribune :
"Quelle ne fut pas ma surprise de voir cette année une femme vivante, lavant réellement son linge dans un lavoir habité par des mannequins ? Elle était là entre deux corps empaillés, habillés à l’ancienne, symbolisant la transmission patrimoniale d’un savoir-faire tenu pour perdu.
Les habitants des villages et des bourgades sont de plus en plus conviés à vivre dans un décor de théâtre, celui qu’ils ont confectionné pour leur propre survie. Les désormais célèbres Journées du patrimoine auraient-elles pour fonction publique de rendre ce décor, trop figé, bien vivant ?
Pour conjurer la crainte d’une pétrification que produit la patrimonialisation, on ne cesse de répéter à la cantonade combien les mémoires sont vivantes, combien la conservation est évolutive, combien la préservation de ce qui pourrait disparaître appelle une anticipation futuriste..."
Voir la suite sur le document joint...
L’auteur a la bonté de nous révéler qu’il est, lui aussi, sensible à cette esthétique patrimoniale. Merci, Henri-Pierre. Merci de rendre acceptable le syndrôme du menhir, merci de nous laisser nous accepter tels que nous sommes : honteux, mais incurablement nostalgiques.
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