Sans doute a-t-on beaucoup regardé "La Vie Moderne", dernier opus rural du documentariste Raymond Depardon, dans les salons des critiques ciné parisiens, avec vue sur la rue Oberkampf. Cela a valu à Depardon un déluge d’éloges. Mais l’a-t-on regardé SUR ZONE ? Depuis la campagne ?
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Et peut-on imaginer à quel point cela change tout ?
Imagine la scène. Un après-midi, me baladant, j’entends du bruit de l’autre côté de ma mini-vallée, et j’avance, et je devine.
Jean, le vieil agriculteur du coin, malade, désormais incapable de prendre soin de ses bovins, lâche progressivement son affaire et vend ses bêtes, des vaches à viande. Sauf que onze d’entre elles (des Charolaises, des Normandes et des Limousines, d’après ce que j’ai pu en voir, ça t’épate, hein) résistent. Abandonnées depuis belle lurette, elles sont totalement ensauvagées. Une vaillante petite armée équipée de bâtons, soit quelques six personnes appartenant à la famille de Jean, essaie pour la deuxième fois de les amener à monter dans la bétaillère. Elles chargent, ou se sauvent. Chou blanc.
C’est un marchand de bestiaux, quelques semaines plus tard, qui va trouver la solution : "On les flèche, Madame, n’allez pas là-bas, il me dit, alors que je promène dans le chemin une personne de très petite taille. On leur envoie du somnifère."
Exit les onze bêtes en colère. Autour de chez moi, les prés sont étrangement vides. On s’y promène avec le sentiment de flotter. Ils seront bientôt remplis par les vaches d’un jeune agriculteur.
Une fois, parce qu’une de ses bêtes était étalée, morte, dans le chemin creux, je suis allée chez Jean. Je suis entrée, un peu. Il était 10H du matin, la salle était sombre, figée dans les années 50. Lui, son fils handicapé mental, et la jeune femme - silencieuse, hostile - qui l’aidait à l’époque, étaient assis autour d’une bouteille de vin. Ils me parlaient au ralenti.
Or donc, sur ces entrefaites, le Depardon. Images tendres et soignées d’une paysannerie agonisante. Et que je te montre ces faces burinées, cette étable hors d’âge, ces pratiques révolues d’autosuffisance alimentaire (sauf que, justement...). Et que je te filme les petites routes enneigées et hypnotiques.
ET ALORS ?
SO WHAT ?
Voilà où j’en suis de mon sentiment - je n’ai pas encore vu la fin. Mon sentiment c’est que c’est du ciné rural pour citadins nostalgiques. Mon sentiment c’est qu’il se passe beaucoup de choses à la campagne mais que Depardon se focalise sur ce qui disparaît. Mon sentiment c’est qu’il aurait été plus courageux de se passer de nostalgie ; de filmer ces jeunes agriculteurs intelligents et surmenés, sidérés par la crise agricole, utilisateurs de pesticides, menottés par leur endettement, prisonniers de la mentalité productiviste. Ou alors, plus doux, plus acceptable, plus susceptible d’empathie, et d’actualité là aussi, ceux qui réinventent la campagne en produisant peu, bio et collectif, et qui, justement, s’autosuffisent.
Je regarde la fin, je regarde les deux opus ruraux précédents, et je vous dis.
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